– En musique immersive le temps c’est de l’espace, et l’espace est du temps –
Résumé :
Le mot espace est utilisé dans des contextes, des situations et des sens multiples en musique. L’écoute immersive a mis à jour un nouveau concept nommé engulfment pour décrire une sensation spécifique des espaces d’écoutes immersifs. Ceux-ci permettent également la construction d’une polyphonie d’espaces sonores. Pour les ressentir, notre perception a toujours besoin de temps. En musique comme en physique, espace et temps semblent entretenir des relations paradoxales, mais restent indissociables
Micadôme inaugure un espace social d’écoute particulier en plaçant le spectateur à l’endroit exact où le compositeur a précisément conçu la composition des espaces sonores. La projection de la musique s’y apparente pour l’oreille à ce qu’une salle de cinéma offre pour l’image, avec la capacité supplémentaire d’offrir à l’auditeur un dispositif de capteurs qui lui permet d’interagir avec le déplacement spatial et temporel de certaines sources sonores.
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Avec le projet Micadôme, le Conservatoire de Nice-Université Côte d’Azur, s’est équipé d’un cube d’écoute immersive inscrit dans un espace de 7X7X5m où le son est projeté par 32 haut-parleurs installés sur 4 niveaux en élévation : 8 décrivent le carré au sol, 8 autres, posés en quinconce, entourent l’auditeur à hauteur d’oreille, 8 forment un cercle à 3 mètres de haut, enfin, un plus petit carré est constitué de 4 haut-parleurs au plafond. Les quatre enceintes restant sont spécialisées dans les sons très graves (système 8X8X8X4.4, fig.1).
Figure 1 : position des divers haut-parleurs
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Une des idées promues par le dispositif est de modifier l’espace social d’écoute par rapport au concert traditionnel, en plaçant le spectateur à l’endroit exact où le compositeur a précisément conçu la composition des espaces sonores. La musique n’est donc plus jouée lors d’une représentation unique, mais projetée un peu comme au cinéma, au moyen de séances multiples pendant plusieurs semaines, à horaire fixe.
En accueillant un auditeur unique par séance, il devient même possible d’offrir à celui-ci un dispositif de capteurs qui lui permette d’interagir avec le déplacement spatial et temporel de certaines sources sonores.
Il existe de nombreuses installations immersives dans lesquelles les auditeurs peuvent interagir avec la spatialisation sonore de l’environnement. Mais on est généralement dans ce cas, face à un objet d’art composant un espace dont la temporalité est laissée à la libre découverte de l’audience. Avec Micadôme, comme ce serait le cas au concert, le compositeur conserve la maîtrise complète de la temporalité de son œuvre.
Il peut ainsi prévoir qu’une partie seulement du mouvement de certaines sources de sa composition spatiale, soit jouable par l’auditeur, dans les contraintes qu’il a lui même fixées. Une forme nouvelle d’interprétation musicale pour laquelle “c’est l’espace… qui devient le héros, le protagoniste de l’œuvre…”([i]). Un espace entièrement assujetti au temps.
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Parce que ce dispositif offre un type sensoriel immersif particulier de perception et d’action corporelle, le laboratoire d’anthropologie et de psychologie clinique, sociale et cognitive (LAPCOS) l’a utilisé pendant quelques mois pour une exploration de ses potentialités cliniques au travers d’ateliers de médiation thérapeutique par la musique pour des jeunes déficients visuels avec troubles psychiques associés.
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Dans ce cadre plusieurs créations ont été commandées en 2019, aux compositeurs Robert Normandeau (Le ravissement), Michel Pascal (Requins) et Jean Marc Duchenne (Les paradoxes d’une sphère tronquée). Après l‘écoute de cette dernière œuvre, des groupes d’auditeurs variés ont systématiquement fait remarquer leur sensation de percevoir simultanément de nombreux espaces hétérogènes et structurés dans le temps (jamais moins de 5, parfois jusqu’à 7), sans être capables d’expliquer vraiment comment ou pourquoi. Une “écriture de l’espace” investi de l’importance principale au sens compositionnel, au point que sa privation [ferait] que l’œuvre deviendrait incomplète”.
La musique étant couramment pensée avant tout comme un art du temps, ces remarques ont conduit à analyser en quoi dans cette œuvre notre perception était conduite à ressentir des espaces multiples alors que que l’audition de l’œuvre se fait dans un espace unique, celui de la pièce où sont projetés les sons. Et cela d’autant qu’à l’écoute d’autres œuvres, même lorsque la composition de l’espace immersif était particulièrement soignée, les auditeurs percevaient clairement cette unicité.
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Le mot espace est utilisé dans des contextes, des situations et des sens multiples en musique, les mêmes mots ont même parfois des définitions et des significations multiples, suivant le contexte.
Dans cette œuvre particulière de Jean Marc Duchenne, l’identification d’un espace spécifique est quasi systématiquement liée à ce que Pierre Schaeffer appelle l’anecdote plutôt qu’aux caractérisations acoustiques d’espaces physiques enregistrés.
Ce n’est pas qu’elles sont absentes des stratégies de composition, ni de notre perception, mais c’est le sens des mots clairement exprimés par des personnages enregistrés dans des situations acoustiques diverses, ou des indices anecdotiques nous permettant de ré-imager intérieurement quels dispositifs sonores sont mis en jeu, qui construisent en nous une identité mentale de tel ou tel espace, très souvent perçu dans des situations paradoxales, puisque impossibles dans la réalité physique.
Il s’agit donc principalement du déroulé narratif d’espaces dans le temps, même lorsqu’il n’y a plus ni texte ni personnage et même s’il ne s’agit pas de suivre une autre histoire que celle de la composition quasi abstraite de leurs qualités sonores.
Durant l’écoute, suivant que notre perception se place de son propre point de vue d’auditeur, ou identifie le point de vue d’une source (généralement une voix) dans son propre espace, les adjectifs caractérisant ceux-ci vont là aussi se rapporter à des situations paradoxales.
Une analyse de l’espace intrinsèque (interne) perçu en version binaurale, a tenté de réduire le vocabulaire à des concepts et des échelles dont la perception reste compatible, de l’écoute d’un espace extrinsèque (externe) de projection (le casque), à l’autre (le dôme immersif).
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Quatre catégories d’espaces/temps sont assez clairement séparables :
Espaces naturalistes (naturel) versus espaces impossibles dont la construction implique des manipulations techniques électroacoustiques (artificiel).
Espaces intérieurs versus extérieurs.
A l’exception des espaces purement artificiels, inscrits dans une absence totale de halo acoustique, notre perception a besoin de temps pour se décider à classer dans telle ou telle catégorie d’espace tel ou tel son entendu.
Un cas particulier intervient avec des sons de cloches qui signent un espace imaginaire commun bien qu’au même moment certaines sonnent clairement en intérieur et d’autres issues du clocher d’une église. Au lieu d’intérieur/extérieur, on a préféré dans ce cas parler d’espaces fermés/ouverts.
Il est par exemple possible de percevoir depuis l’espace où l’on se situe (intérieur ou extérieur), une source venant de l’extérieur (cet extérieur pouvant être un autre espace acoustique, aussi bien fermé qu’ouvert). Encore une fois, cette écoute nécessite du temps, un temps qui a été composé de manière complètement contrôlée par le créateur.
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Certains espaces sont statiques, d’autres dynamiques (se modifient). Il ne faut toutefois pas confondre l’espace perçu, qui peut être statique, alors qu’une source peut s’y déplacer de manière dynamique. L’éloignement et la mobilité sont également des paramètres de la perception des espaces qui sont presque entièrement fonction du temps.
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Un autre exemple d’interaction espace/temps peut être intéressant à citer (parmi d’autres). Au cours des deux premières minutes de l’œuvre, la multiplicité de la matériologie des sources sonores installe la sensation que chaque nouvelle famille de son créerait la perception d’un nouvel espace audio. Au tout début, une fontaine coule à l’évidence en extérieur, mais le narrateur/preneur de son parle à une distance si proche du micro que sa voix semble issue d’un espace intérieur de studio. Plus paradoxal encore, il nous parle d’une promenade à vélo dont on n’entend ni le son, ni le paysage sonore qui devrait normalement l’accompagner. Les éléments sonores qui sont donnés alors à l’écoute évoquent clairement une bicyclette : timbre transformé, itérations produites à l’aide des rayons d’une roue. Cette évidente manipulation électroacoustique construit ainsi un troisième espace sonore entièrement virtuel et pourtant totalement (narrativement) associé aux deux autres. Un paysage sonore naturaliste vient alors s’y superposer, paysage qu’il aurait été logique d’entendre à vélo, mais dont celui-ci est absent au profit du passage d’un véhicule à moteur. La narration construit ainsi un méta-paysage sonore unique dont les éléments logiques sont présentés de manière hétérogène, donc entendus à la fois comme des espaces distincts et comme une seule image mentale issue de la temporalité et de l’art du mixage des sons de la composition (fig.2)
Figure 2 extrait du début de la partition
Chaque cadre à fond jaune représente une « ligne d’espace » qui ouvre un déroulé polyphonique au cours du temps des divers espaces perçus grâce aux éléments sonores anecdotiques. Ces mêmes éléments concourent pourtant en même temps à constituer verticalement et paradoxalement, du point de vue de la perception, la matière d’un méta-paysage sonore quasi hors-temps.
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On a coutume de dire qu’au XXe siècle, la musique sur support a renversé la hiérarchie traditionnelle des paramètres de la musique occidentale (hauteur, rythme, nuance, timbre), mettant la qualité timbrale de la construction des spectres sonores au sommet de l’attention créatrice. La construction formelle de l’œuvre découlant fréquemment de l’interaction de ces quatre paramètres dans le temps. Si la préoccupation pour l’espace en musique est loin d’être récente, et bien qu’il soit un élément central d’expressivité des musiques électroacoustiques, composé avec la même attention que l’ensemble des autres paramètres, il existe peu de travaux s’étant attachés à en extraire des valeurs musicales susceptibles de générer un discours formel. La pièce de Jean Marc Duchenne citée ici montre un cas particulièrement intéressant de structuration musicale principalement basée sur une perception à la fois immédiate et complexe de jeux et de notions variées de l’espace et de sa composition en interaction avec le temps. Elle permet des rapprochements conceptuels avec des éléments techniques constitutifs de la musique en général : échelles, lignes polyphoniques, accords, tensions et détentes, éléments thématiques, transitions, variations, mais dont l’espace n’est que depuis récemment le lieu du discours principal chez certains compositeurs, et dans ce cas particulier d’environnement sonore immersif, le geste même génératif de la forme de l’œuvre.
[i] Marta Grabocz. La narrativité dans la musique électroacoustique, in revue Music
Works N°51 – Toronto-Canada-nov1991